DU PORTRAIT

J’ai décidé de devenir photographe par contemplation du superbe de la nature et de la variété de sa présentation. J’ai pris l’objectif régulièrement, autotéliquement, il y a moins d’un an, en m’autoattribuant le titre quelque peu pompeux de “photographe paysagiste” et en me baladant ci et là dans le seul but d’immortaliser un ou deux moments saisissants, émotionnellement gratifiants, à apprécier et à partager avec une ou deux personnes disposées à en faire autant. 

Toutefois, j’ai rapidement découvert que le plaisir du métier dépendait grandement de la position géographique et socioculturelle que j’avais en tant qu’artiste: lieux, cultures, mentalités et fréquente mobilité sont déterminants pour qu’un photographe paysagiste puisse s’exercer pleinement et librement. Ce constat m’a donc conduit vers une pratique photographique minimaliste où l’objet et l’environnement immédiat sont source d’inspiration. J’ai réalisé quelques œuvres chèrement satisfaisantes de cette façon et la découverte de cette autre photographie qui demande patience et créativité dans un espace restreint m’a forcé à développer l’aptitude technique afférente. 

Seulement, je voulais connaître plus de l’art photographique, techniquement et conceptuellement, car la photographie est une de ces aptitudes jamais définitivement acquises qui se dévoilent en complexités diverses au fur et à mesure qu’elles s’exercent. Cette ambition m’a poussé à expérimenter la portraiture de studio en dépit de ma réticence profonde à contribuer à ce qui me paraît être un trop-plein de narcissisme ambiant depuis l’ère des selfies. Néanmoins, le comment et, plus difficilement, le pourquoi requis pour capturer l’émotion sincère d’un individu dans un de ces instants rares qui ne s’oublient pas ne pouvaient pas me séduire plus longtemps. Je voulais, moi aussi, savoir créer un portrait digne de l’appellation “belle photo”.

Seulement, qu’est-ce qu’une “belle photo”? La notion de beauté, on le sait, est une des plus subjectives qui soient. Pour la personne lambda, une “belle photo” est un cliché qui présente simplement une personne ou une chose qualifiée de belle. Pour ma part d’artiste, cependant, une “belle photo” n’est pas celle d’une personne ou d’une chose contenue dans un parallélogramme et ayant un certain attrait; elle est un cliché de qualité optimale, pensé et composé avec une méthode précise et un style propre qui, au-delà de la subjectivité de son attrait, tente de se distinguer par son caractère et sa puissance. Ce faisant, ce cliché devient une photographie. 

En portraiture, ce processus, ce devenir demande, pour ainsi dire, une véritable harmonie relationnelle entre artiste et modèle. Devant l’objectif, le sujet qui qu’il soit socialement, n’est qu’un modèle, au même titre qu’un autre, soumis aux pensées intuitives qui orientent l’artiste qui se consacre à lui, dans une relation se voulant fusionnelle le temps d’un shoot. Mon approche personnelle consiste à opérer sans distraction aucune, téléphone sur mute pendant une trentaine de minutes, concentré partiellement sur l’exigence technique maintes fois révisée en amont, mais surtout sur l’ambiance bon enfant, confortable, musicale ou conversationnelle, qui reste cruciale pour nourrir, par alchimie, l’exécution du projet. Le don de soi n’est pas toujours réciproque, le pacte de confiance toujours sincère, l’effort toujours récompensé, tant s’en faut. Mais quand il l’est, oh quand il l’est…

L’exercice comporte également un volet moral bienfaisant qui s’affirme crescendo. Plus on prend des photos, plus on développe un regard différent sur son entourage, un regard empreint d’empathie, généralement bien intentionné, parce qu’on se dispose à observer autrui avec une attention prononcée. Ce verbe “se disposer” est, à mon sens, fondamental à la portraiture. La bonne disposition est ce qui distingue le bon portraitiste du moins bon; ce qui signe, en amont, un portrait de qualité. Si la technique se développe notamment par la formation, l’autodidaxie et surtout la pratique, l’inspiration, pour sa part, se capte et s’entretient en se mettant au service d’autrui. 

Être photographe portraitiste, c’est donc servir. C’est servir volontairement, humblement, un peu comme le cireur qui, pour parfaire la qualité de sa réalisation, doit plonger le nez dans des souliers malodorants destinés à battre les pavements les plus répugnants. C’est passer des heures interminables enfoui dans le continent de pigments que constitue la carapace cutanée d’un individu, ce visage pixelisé qui ne demande qu’à être visité, amélioré, conquis jusque dans ses zones reculées pour en extraire l’acuité artistique souhaitée. 

L’exercice est à la hauteur de la rigueur de l’artiste, les perfectionnistes le poussant bien au-delà de la tolérance moyenne et découvrant dans les lèvres déshydratées, les taches oculaires exposées, les acnés purulentes, les grains de beauté factices et les pores débordant de fond de teint surappliqué, la version de la personne figée par l’objectif et éclatée sur un moniteur LCD qu’elle-même n’avait pas nécessairement anticipée. Dans quel but? Dans le but de produire une oeuvre artistique certes originale, mais tout aussi capable de revigorer l’appréciation d’une personne pour elle-même, de lui donner une nouvelle perspective capable de réorienter le paradigme de sa vie. 

Un portrait, un vrai, plus qu’un pari, est donc une promesse. Sa non-tenue peut s’oublier sans grands heurts depuis que le digital en facilite la suppression. Son accomplissement, cependant, est potentiellement transformateur et revitalisant. Certains modèles le comprennent instantanément et reviennent faire honneur à l’artiste témoin de leur renouvellement. D’autres, plus nombreux, ne disent mot, trop plongés dans les délices d’eux-mêmes pour se souvenir du chef qui les a concoctés ou trop consumés par leur besoin permanent de comparaison avec autrui pour apprécier l’effort de création qui leur a été consacré individuellement.

L’artiste, pourtant, reste redevable à cette quête permanente du moment. Il apprécie chaque facette de ce devoir de soumission et reconnaît bien vite que cette capacité à la dévotion s’acquiert difficilement par l’entraînement. Il comprend donc, à terme, qu’il a peu de chance de devenir portraitiste en s’exerçant à l’être, comme il le croyait initialement. Parce qu’on ne devient pas photographe. On nait photographe. Tout simplement.

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